OÙ SONT LES IMAGES ÉROTIQUES DES HOMMES ?
Ces images existent, elles sont même nombreuses, mais elles restent souvent cachées dans les tiroirs ou les imaginaires, ou bien ne sortent pas des réseaux de diffusion référencés comme homoérotiques. L’érotisme, dans la culture visuelle dominante, est principalement associé à la féminité. Les femmes et les genres minorisés ne sont pas la cible de la production visuelle : où sont les représentations de leurs désirs ? Lorsque les hommes apparaissent, les images sont souvent identiques et lisses : les industries cinématographique, publicitaire ou pornographique s’attachent à les montrer en position de domination et de contrôle. Les représentations érotiques épousent ainsi trop souvent l’assignation binaire et caricaturale des rôles genrés suivant la formule : femme-objet / homme-sujet. Elles participent à la perpétuation d’un système qui fige les désirs et identités, qui les soumet à l’ordre du patriarcat et de l’hétérosexualité et qui valide ces derniers comme « naturels » et seuls recevables.
LUSTED MEN appelle donc de ses vœux des images d’hommes érotisés, en les dénichant, en encourageant leur création et en travaillant à leur diffusion. LUSTED MEN se présente, en premier lieu, comme une collecte de photographies ouverte à tous·tes, professionnel·x·les comme amateur·x·ices, indépendamment de leur genre ou de leur orientation sexuelle. Son objectif est ainsi d’enrichir le champ des représentations érotiques des hommes, déjà investi par la photographie homoérotique. Par ce geste, nous souhaitons constituer une archive visuelle de l’intimité contemporaine et la faire vivre et grandir en la rendant accessible à tous·x·tes.
Notre collectif est ancré dans la génération féministe des années 2010, qui témoigne d’une attention renouvelée pour les sujets liés aux affects, à l’intimité corporelle et sexuelle et les appréhende dans une perspective intersectionnelle et transféministe. Dans cette perspective, les questions de genre sont abordées en lien avec les enjeux de classe, de race sociale, de situations physique et psychologique des individu·x·es. Nous créons le projet Lusted Men au moment où la vague #Meetoo déferle en France reprenant le nom de l’association créée en 2006 par la travailleuse sociale afro-américaine Tarana Burke à Harlem, New York, en soutien aux survivant·x·e·s de violences sexuelles dans les quartiers populaires. Ce mouvement de libération de la parole et de l’écoute a un retentissement mondial qui ébranle d’abord l’industrie cinématographique occidentale, structurée tacitement par les désirs d’hommes occupant les places de pouvoir. La partie immergée de l’iceberg des violences sexistes et sexuelles — sous-tendue et perpétuée par l’intégration d’une culture du viol — sort alors de l’invisibilité.
Comment ne pas désespérer face à l’accumulation de témoignages d’abus de pouvoir ? Refusant de céder au découragement, et pour transformer nos colères, Lusted Men choisit d’emprunter un chemin de joie militante. Pour cela, nous nous ressaisissons d’un affect qui met en mouvement – le désir – et d’un médium démocratisé : la photographie. Comment dévier du modèle hétéronormé en prenant pour point de départ ces mêmes industries de l’image, lieu de fabrique des rêves, des fantasmes et des imaginaires structurants ?
LUSTED MEN se déploie dans plusieurs directions.
Rechercher les images
LUSTED MEN identifie dans la production existante des artistes ayant érotisé les hommes depuis la mise au point du dispositif photographique jusqu’à nos jours. Fouillons des corpus de photographies représentant des hommes qui déclinent des érotismes pluriels.
LUSTED MEN collecte les images des amateurs·x·ices qui photographient partenaires, amours, ami·x·es, amant·x·es dans l’intimité et qui se photographient elle·ux-mêmes.
Encourager la production
LUSTED MEN invite à la création de nouvelles images érotiques d’hommes. Nous considérons comme photographe toute personne qui fait des photos et proposons le “jeu” photographique comme catalyseur de transformation. Nous invitons les individu·x·e·s à se saisir de l’appareil photo pour chercher, court-circuiter, remodeler nos relations.
LUSTED MEN constitue une archive vivante de ces représentations et les inscrit dans un héritage et une généalogie riches de ces différents points de vue.
LUSTED MEN encourage ainsi les femmes et les personnes non-binaires à être toujours plus acteur·x·rices de leurs désirs, en cherchant chez l’autre ce qui est érotique. Ces actes contribuent à la construction d’une culture du consentement, basée sur la confiance en son propre désir et la conscience de ses limites. Nous invitons les femmes et les personnes non-binaires à tenter, essayer, risquer, s’autoriser à découvrir ce qu’i·x·elles aiment regarder. De la sorte, nous souhaitons apaiser la souffrance que peut générer leur objectivation, et proposer des canaux pour prendre la parole et proposer un regard.
LUSTED MEN invite les hommes cisgenres à se détourner des rôles qui leur sont assignés en devenant sujets désirés, en cherchant en eux ce qui est érotique. Face à l’obligation d’être celui qui sait, agit, conquiert, garde le contrôle, nous invitons les hommes à prendre le risque de ne pas tout savoir, à se regarder et à se laisser regarder comme désirables et dignes d’intérêt dans l’intimité.
Au-delà des partages binaires, nous voulons participer à élaborer des relations qui prennent en compte la réalité des êtres plutôt que les fantasmes liés aux traditionnelles constructions de genres. Nous réclamons des images de corps dans leur diversité. Puisque le chemin est à tracer, ouvrons des voies de désir dans lesquelles chacun·x·e puisse se reconnaître !
Exposer ces images et ouvrir un dialogue public à leur sujet
Si les images érotiques d’hommes nous semblent inexistantes, c’est aussi parce qu’elles ne sont pas assez montrées. C’est en concevant de nouveaux canaux de diffusion, en mobilisant différentes plateformes – expositions, rencontres, interviews, performances, publications – touchant une large audience, que nous pourrons faire mouvement.
Produire à l’inverse des habitudes et des attentes requiert un courage qu’il est difficile d’avoir lorsqu’on est isolé·x·e. Nous voulons être présent·x·es pour encourager, discuter, comprendre, faire ensemble, s’enthousiasmer de la représentation plurielle des désirs. Nous sommes la communauté qui attend avec impatience ces images, qui les accueille avec joie.
Face aux clichés qui enferment, nous défendons un point de vue anti-sexiste qui a pour but d’abolir la différenciation obligatoire et la hiérarchisation entre les genres et les sexualités. Nous affirmons que la nudité, le sexe, l’intimité ne doivent pas être des zones d’ombres, de subordination ou de honte ; qu’ils peuvent au contraire être des lieux d’apprentissage et d’émancipation. Dans la lignée d’Audre Lorde, nous pensons l’érotisme comme une source de pouvoir et d’information dans nos vies. À nos yeux et à nos sens, l’érotisme ne souffre pas de définition unique. Il peut aussi bien renvoyer au désir qu’à l’envie, à la curiosité. « Lusted » vient de l’anglais “lust”, un terme employé pour désigner la luxure. Communément, “to have a lust for” signifie brûler de désir pour quelque chose ou quelqu’un·x·e. “Lusted” est un néologisme qui permet d’aborder l’érotisme par la pluralité de ce qui est désiré, plutôt que d’en donner une définition limitante.
Formater nos désirs est une manière de discipliner nos corps, nos imaginaires et de limiter notre pouvoir. Explorer ces désirs et ces imaginaires permet au contraire de s’en ressaisir. Pour opérer ce renversement, nous croyons en la force des images. Nous affirmons que les représentations ne sont jamais neutres ; qu’elles ne se contentent pas de dupliquer la réalité, mais qu’elles la modèlent également. Elles peuvent, dès lors, aussi bien bâtir que démanteler les rapports de force. Dans ces conditions, produire et partager des images qui nous donnent du plaisir, et qui se jouent des conventions, est un geste politique.
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1. Les théories ontologiques raciales, élaborées en Occident lors des colonisations, ont mené à ce que la condition des personnes non-blanches soit associée à une race. Cette hiérarchie raciste a inventé une supériorité des blanc·x·hes sur les non-blanc·x·hes qui impacte encore significativement le monde contemporain. La notion de “race sociale” souligne le fait que la race soit une construction sociale sans valeur scientifique. Contre les courants universalistes ayant cherché à faire disparaître le terme de race (color blindness), nous pensons qu’en maintenir l’usage permet de nommer et prendre en compte les réalités sociales et les expériences qui en résultent.
2. La culture du viol désigne un ensemble de comportements intégrés et parfois inconscients qui banalisent, nient, ou excusent les agressions sexuelles.
3. Les théories ontologiques raciales, élaborées en Occident lors des colonisations, ont mené à ce que la condition des personnes non-blanches soit associée à une race. Cette hiérarchie raciste a inventé une supériorité des blanc·x·hes sur les non-blanc·x·hes qui impacte encore significativement le monde contemporain. La notion de “race sociale” souligne le fait que la race soit une construction sociale sans valeur scientifique. Contre les courants universalistes ayant cherché à faire disparaître le terme de race (color blindness), nous pensons qu’en maintenir l’usage permet de nommer et prendre en compte les réalités sociales et les expériences qui en résultent.
4. Une personne est cisgenre quand le genre qu’on lui a attribué à la naissance est le même que celui par lequel elle se définit.
5. Dans la lignée d’ Audre Lorde (1984). Uses of the Erotic. Sister outsider, 59.